La communication,opium du politique ?
**Les « gourous » de la « com’ »
Les méthodes des « gourous » de la « com » sont-elles obsolètes face aux réseaux sociaux? Qu’en est-il des connivences supposées entre journalistes et communicants? La communication est-elle la mort ou la condition de la politique ?
*Rivalité courtoise entre journalistes et communicants
*Par: Jean-Baptiste Legavre (Directeur de l’école de journalisme de l’Institut français de presse Université Panthéon-Assas (Paris II))
La caricature est toute prête, les mots sont là pour dénoncer : « connivence » pour nommer les petits arrangements entre « amis » ; « manipulation » pour rejeter ceux qu’on appelle les « communicants ». Qu’ils soient attachés de presse, « dircom », consultants ou conseillers en communication, ils sont particulièrement présents dans l’univers politique. Ils parviennent de manière croissante à construire ce qu’ils nomment des « cordons sanitaires » pour devenir des « filtres » entre les sources primaires (les professionnels de la politique, les autres conseillers, les fonctionnaires des administrations…) et les journalistes.
De leur côté, les journalistes sont des proies de plus en plus faciles : la quête d’information suppose des moyens considérables que les rédactions ne possèdent plus, les logiques de flux les poussent à produire des articles en nombre croissant et le plus vite possible. Autant dire que les journalistes n’ont pas toujours la possibilité de mener des investigations imposant temps et recoupements patients. Certains s’en remettent d’autant plus à des communicants prêts à produire un discours sur mesure, à leur raconter des histoires ajustées aux logiques et formats médiatiques qui éviteront d’aller plus loin et ailleurs.
Un oxymore permet de dépasser les anathèmes ou les simples antagonismes. Journalistes et communicants sont bien des « associés-rivaux « . Forgé par le sociologue François Bourricaud (1922-1991) pour désigner d’autres types d’acteurs, le concept rappelle que certaines relations de pouvoir contraignent ses occupants à produire des compromis, sans que les tiers non initiés puissent en comprendre les logiques éloignées du discours public enchanté.
Journalistes et communicants sont ainsi rivaux, en particulier parce qu’ils tentent d’imposer une définition de l’actualité différente – les uns s’intéressent aux trains qui n’arrivent pas à l’heure quand les autres sont rétribués pour faire croire que tout est fait pour que le plus de trains arrivent à l’heure. Les uns tendent à se focaliser sur les discontinuités et autres dysfonctionnements du monde social. Les autres se proposent de « positiver » les pouvoirs et leurs occupants.
Ne courant pas pour les mêmes enjeux, leurs relations sont faites de tensions fortes, notamment parce que la plupart des journalistes accèdent directement à des sources complémentaires – et en particulier aux professionnels de la politique et aux premiers cercles – leur permettant d’éclairer autrement la situation ou, plus encore, parce qu’un communicant sera persuadé que le contenu d’un article dessert son mentor.
Franchir le Rubicon
Contrairement à une idée reçue, les univers sont si différents que peu de journalistes deviennent communicants, franchissant alors ce qu’ils appellent le Rubicon. Les cas médiatisés qui brouillent les frontières – tel présentateur devenant conseiller du président, telle ancienne journaliste étant engagée par un responsable de parti – sont statistiquement peu significatifs. Les filières d’accès sont singulières, même si de nombreux communicants ont un rapport non neutre au journalisme, ayant souvent souhaité très jeunes accéder à cet univers. Il leur en reste un mélange de répulsion et d’attirance, voire de fascination, qui explique leur propension à penser qu’une bonne stratégie de communication passe forcément par des médias trop rétifs. Les communicants peuvent être d’autant plus tendus avec les journalistes qu’eux-mêmes subissent les pressions de commanditaires imaginant qu’une conférence de presse ou qu’un petit déjeuner doivent susciter un retour sur investissement immédiat.
Journalistes et communicants sont aussi associés parce qu’ils savent qu’ils se retrouveront demain. Ayant des « ressources » mutuelles qui ne sont pas si asymétriques, ces différents acteurs ne s’imposent jamais définitivement : « Ne pouvant espérer durablement se débarrasser de l’autre, ils n’ont d’autres choix que de négocier », écrivait Bourricaud.
Chacun a besoin de l’autre, les communicants pour forger une bonne image de leur « patron », les journalistes pour disposer d’informations, de contacts, d’analyses de la situation pour étayer leurs articles ou plus prosaïquement du discours d’un ministre en amont… Leurs relations sont alors faites aussi de séduction où se mêlent tutoiement, humour et confessions personnelles plus ou moins contrôlées. Leur association est à la hauteur des croyances communes qui structurent leur quotidien, notamment les effets supposés massifs des médias sur les citoyens ou l’importance du jeu politique, de ses concurrences internes, de ses petites phrases, ce que les Américains ont qualifié de « course de chevaux ». *Le Monde-09.05.2013
Jean-Baptiste Legavre (Directeur de l’école de journalisme de l’Institut français de presse Université Panthéon-Assas (Paris II))
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**De l’ombre à la lumière, des gourous trop exposés
Par Philippe Riutort (Chercheur au sein du laboratoire commmunication et politique (CNRS), auteur de « Sociologie de la communication politique » (La Découverte, 2007) )
Qu’il semble loin le temps où un président de la République en exercice, François Mitterrand, candidat à sa propre réélection en 1988, pouvait déclarer à voix haute à l’endroit de son conseiller en communication, en sa présence : « Ce jeune homme me prend trop souvent pour son produit. « En l’espace de deux décennies, les conseillers en communication, du moins les plus célèbres d’entre eux, semblent avoir troqué l’ombre – et la force occulte qu’on lui prête – pour l’éclat de la lumière. Les mésaventures récentes qui ont conduit Havas Worldwide (ex-Euro RSCG) à cesser d’entretenir des relations contractuelles avec des ministres en exercice, à l’issue des malencontreuses « affaires » Cahuzac et Strauss-Kahn, constituent un indicateur de la visibilité croissante acquise par le conseil en communication politique.
RARETÉ DE LA PAROLE PRÉSIDENTIELLE
Les recettes de l’un des plus célèbres d’entre eux, toujours célébré mais rarement imité, Jacques Pilhan, tour à tour conseiller à l’Elysée de François Mitterrand, puis de Jacques Chirac, semblent être entre-temps tombées aux oubliettes. On lui doit notamment d’avoir « théorisé », en effet, la stratégie de la rareté de la parole présidentielle, dont l’impact devait reposer sur le « désir » suscité ainsi que le devoir d’invisibilité du conseiller du prince, homme de coulisses qui se faisait fort de ne pas répondre aux sollicitations des journalistes (on ne connaît de lui qu’un texte publié sous forme d’entretien dans l’austère revue Le Débat).
Un ensemble d’épisodes récents, sans liens apparents, dont l’accumulation a contribué à exposer sur la place publique certains conseillers en communication politique, a fini par attirer l’attention, voire à pointer du doigt dans les médias la nature même de leur influence : avant même les polémiques récentes liées aux gestions des affaires Cahuzac et Strauss-Kahn par Havas Worldwide sous la houlette de Stéphane Fouks, le fameux épisode de la Porsche de Ramzi Khiroun, un des dirigeants du groupe Lagardère, dans laquelle était montée Dominique Strauss-Kahn alors en précampagne présidentielle, en avril 2011, a ainsi pu révéler au grand jour à quel point le train de vie d’un proche conseiller pouvait, sous le feu des médias et des paparazzi, être imputé directement au responsable politique.
Cette encombrante promiscuité faisait d’une certaine façon écho au mot d’esprit de Jacques Séguéla qui, souhaitant prendre la défense de Nicolas Sarkozy mis en cause pour son côté exagérément bling-bling, avait déclaré, en février 2009, dans une interview télévisée, que : « Si, à 50 ans, on n’a pas une Rolex, on a tout de même raté sa vie. « Loin de disculper le président en exercice, le propos – qui a alimenté les débats sur Internet – a ravivé la polémique sur la dimension ostentatoire de la présidence Sarkozy.
Pour anecdotiques qu’ils soient, ces incidents – que les professionnels qualifieraient certainement d’ »erreurs de communication » – illustrent parfaitement que, en passant de l’ombre à la lumière, les conseillers en communication deviennent à leur tour des personnages publics, sujets de portraits dans la presse, auteurs de témoignages sur les coulisses de leur métier, invités de plateaux télé, parfois conviés à se prononcer sur les performances médiatiques… de leurs clients et, inévitablement, susceptibles de commettre à leur tour des bévues en s’exposant.
FICELLES TROP APPARENTES
Cette omniprésence des conseillers les plus en vue, bien que témoignant de leur indéniable réussite sociale et de l’importance de leurs réseaux professionnels, gage de succès dans un univers où la concurrence est de plus en plus vive, pourrait s’avérer au bout du compte préjudiciable à leurs commanditaires. Acteurs devenus incontournables du jeu politique en raison de la sacralisation des cotes de popularité et de la diversification des supports médiatiques, les conseillers en communication s’efforcent de rationaliser – au sens de la psychanalyse – le comportement du responsable politique, en lui fournissant des raisons plausibles à son infortune (une popularité en berne) et des issues possibles (comment rebondir).
Cette dimension essentielle de réassurance symbolique qui consiste à croire et faire croire en la grandeur du pouvoir et de ses représentants à la fois distants (la prise de hauteur induite par la fonction) et proches des gouvernés (l’injonction à « être soi-même » dans les médias) achoppe désormais sur les artifices d’une mise en scène dont les ficelles deviennent beaucoup trop apparentes.
Les journalistes politiques manifestent ainsi ouvertement leur agacement à l’égard d’opérations de communication téléguidées et n’hésitent plus à livrer publiquement les ressorts des « coups de com’ » dont ils sont les premiers et principaux destinataires. A leur manière également, les succès rencontrés par les divers programmes qui s’enorgueillissent de démonter sans relâche les actes de communication des dirigeants politiques laissent profiler le risque bien réel qui revient à ne plus appréhender l’activité politique qu’à partir des « artifices » émanant de la communication.
Cette victoire à la Pyrrhus d’une communication politique omnipotente résonnerait alors comme un aveu d’échec cinglant. La communication encourt ainsi la menace de se réduire à un pur et simple travestissement, alors que les dirigeants politiques, métamorphosés en de purs et simples communicants, auraient, pour leur part, renoncé à leur fonction : proposer des solutions politiques crédibles.**Le Monde-08.05.2013
*Par: Philippe Riutort (Chercheur au sein du laboratoire commmunication et politique (CNRS), auteur de « Sociologie de la communication politique » (La Découverte, 2007) )
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**Omniprésents, les « spin doctors » infligent un coût moral à la démocratie
*Par Alain Garrigou (Professeur en sciences politiques à l’université Paris-X-Nanterre)
Charité bien ordonnée commence par soi-même et la moindre des choses pour les conseillers en communication est bien de réussir sa propre communication.
Ils l’ont fait au-delà de leurs espérances. Non seulement ils ont su imposer leur présence au premier plan des campagnes électorales, mais ils sont aussi sollicités pour promouvoir des politiques gouvernementales ou les objectifs des lobbies.
On n’imagine plus un dirigeant ambitieux ou un parti politique qui ne recoure pas à leurs services. Souvent au service de plusieurs, car on ne saurait jamais être trop bien conseillé. La profession a ainsi prospéré dans le sillage de quelques figures importantes ou astucieuses, au gré d’épisodes qui nourrissent le prestige.
A côté des têtes d’affiche, les conseillers sont devenus de plus en plus apparents. Chacun supputait leur rôle dans la conquête ou l’exercice du pouvoir d’un chef de gouvernement ou d’Etat, celui d’un Alastair John Campbell auprès de Tony Blair, d’un Karl Rove auprès de George Bush Jr, d’un Jacques Pilhan auprès de François Mitterrand avant Jacques Chirac.
Certains ont pris en main leur propre promotion, au point que l’on se demande parfois si ce n’est pas Jacques Séguéla qui a gagné l’élection présidentielle de 1981. Les autres ont laissé dire en ne démentant pas les rumeurs leur prêtant une très grande influence, en agrémentant leurs confidences des titres et noms des grands personnages rencontrés, en les nommant par leur prénom pour se prévaloir d’une intimité, en distillant quelques secrets.
Et naturellement, les spécialistes du story telling se sont ainsi offert personnellement en sujets de récits pour le cinéma, par exemple brillants seconds rôles aux côtés d’un premier ministre comme Tony Blair dans The Queen, ou d’un fictif et romantique président des Etats-Unis, rappelé sans cesse à la courbe des sondages par son conseiller le plus proche dans Le Président et Miss Wade. A moins que la figure du conseiller ne se mue en héros démocratique dans le récent film chilien No, où le conseiller en communication devient l’acteur principal de la chute du général Pinochet. Il est vrai que le conseiller du dictateur n’était autre que le patron du héros.
Ce n’est sans doute pas le moindre succès des conseillers en communication que d’avoir réussi par des procédés moralement ambigus. Comme tous les candidats aux élections ne peuvent gagner, tous les conseillers non plus. Sauf à conseiller les adversaires.
Les grands groupes peuvent prétendre, tel EuroRSCG, que ce ne sont pas les mêmes équipes qui « conçoivent » les campagnes des rivaux, d’autres conseillers peuvent prétendre conseiller plusieurs candidats, comme ce sondeur qui se vantait de « trois élections présidentielles pour dix-sept candidats ». Sans conflit d’intérêts, cela va sans dire…
Il reste donc quelque parfum sulfureux à une profession qui a d’abord prospéré dans l’ombre, comme toute activité nouvelle et peu légitime, spécialement dans la démocratie, où l’opinion est censée être souveraine et l’engagement être motivé par des convictions et l’altruisme.
Le mystère a sans doute contribué le premier à la renommée des conseillers. Après l’ère des éminences grises, les semi-dévoilements ne l’ont pas contrariée en conjuguant les prestiges ambigus de la puissance et du cynisme, selon cette expression anglaise de spin doctors dont on ne saurait dire si elle exprime d’abord la réprobation, l’admiration, ou si elle relève d’une approche froidement réaliste.
La grande réussite collective des conseillers en communication est donc de faire croire. Et d’abord en eux. Elle est d’autant plus grande qu’ils y sont parvenus par un savoir-faire élémentaire emprunté à la publicité. Connaissance du marché, c’est-à-dire du public, segmentation de ce public, en politique par des sondages et des focus groups, et application de recettes empruntées à une sommaire psychologie sociale pour présenter les produits, soit, en politique, des candidats, des images, des décisions.
L’activité a aussi prospéré d’elle-même, selon la vieille stratégie du docteur Knock, puisque l’existence d’une mesure permanente de l’opinion publique impose leur conseil pour gérer cette opinion. Les sondages sont-ils « mauvais » ? Les conseillers en communication interviennent pour « redresser » la mauvaise image.
L’intervention des conseillers en communication politique s’inscrit sans doute dans la longue tradition des conseillers des princes. Elle se renforce aujourd’hui de la professionnalisation politique, de la division du travail politique, de la relève des militants par des experts mercenaires.
Il ne faut pas accuser les communicants des maux dont ils profitent. On ne saurait les en exonérer non plus. Ils ne contraignent pas les dirigeants politiques à les employer.
Ils ont néanmoins contribué à introduire plus d’argent en politique et, en s’étant rendus indispensables, ils ont su faire payer leur concours, augmentant les coûts de la politique payés par l’Etat et donc les contribuables.
Mais la désillusion démocratique doit plus encore à la nouvelle économie symbolique instituée par le marketing politique. Est-il sans conséquence que les citoyens soient assimilés à des consommateurs, auxquels s’appliquent des procédés issus de la publicité marchande ? Ces citoyens le sont-ils encore lorsqu’ils sont les « cibles » de tactiques et de calculs cyniques ?
Car l’objectif de la communication est bien de gagner. A n’importe quel prix ? Cher, si l’on considère les coûts financiers, et plus cher encore si l’on considère les coûts moraux infligés à la démocratie.
On ne peut plus l’ignorer, comme on l’avait fait devant des campagnes publicitaires célèbres comme celle d’Edward Bernays, employé par American Tobacco pour briser le tabou interdisant aux femmes de fumer en public.
Sur les conseils d’un psychanalyste associant la cigarette à un pénis, Bernays se persuada d’associer le féminisme à la promotion du tabac et organisa, à l’occasion de la célèbre parade de Pâques 1929 à New York, la scène d’un groupe de jeunes femmes allumant ensemble une cigarette devant les photographes.
Le lendemain, cette scène de suffragettes allumant des « flambeaux de la liberté » (torch of freedom) fit le tour des Etats-Unis. On sait aujourd’hui que « fumer tue ».* Le Monde-09.05.2013
Alain Garrigou (Professeur en sciences politiques à l’université Paris-X-Nanterre)
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**Le numérique, peu investi par les politiques
Par Dominique Cardon (Sociologue)
Dans nos démocraties occidentales, la politique s’énonce deux fois : en son centre, dans les médias et les institutions représentatives, et en périphérie, dans le maillage foisonnant et multiple des conversations des citoyens.
A cette coupure, tenue pour responsable de la crise de la démocratie représentative, le numérique – et notamment les réseaux sociaux sur Internet – prétend apporter un remède. En rapprochant ces deux territoires séparés de la parole politique, Internet viendrait décloisonner un espace politico-médiatique clos sur lui-même et momifié par les professionnels de la communication.
Favorisant l’expression des citoyens ordinaires, rendant visibles les discussions de la sociabilité, commentant, moquant et relayant les informations des médias, la bruyante conversation des internautes ne s’évapore plus dans les cercles sociaux de la vie quotidienne. Visible, frondeuse, virale, elle est désormais au contact des lieux d’énonciation de la politique professionnelle. A la faveur de cet élargissement de l’espace public, un échange plus direct, sans intermédiaire ni pare-feu, permettrait d’encourager une démocratie plus ouverte et participative.
Ce serait pourtant se méprendre que de croire que ce rapprochement est susceptible de révolutionner les formes de la communication politique traditionnelle. Il y a plutôt lieu de penser que l’expressivité politique sur Internet traduit plus un déplacement du centre de gravité de nos démocraties vers une société civile plurielle, critique et de plus en plus autonome à l’égard des gouvernants qu’un renforcement des formes de fidélisation et d’affiliation aux structures et aux personnalités de la démocratie représentative.
C’est à cette contradiction que se heurtent les techniques de communication mises en place par les professionnels du marketing politique. Pour eux, Internet n’est souvent qu’un nouveau média aux potentialités inférieures à celles de la télévision. Et l’expérience des récentes campagnes électorales numériques ne contredit pas ce diagnostic. Aussi la modeste part des budgets de communication destinée au numérique est-elle consacrée à la réalisation de sites permettant la mise à disposition des messages, discours, vidéos et matériel de campagne des hommes et des femmes politiques selon une logique qui ne diffère guère des techniques de communication traditionnelles. Tout au plus la diffusion numérique permet-elle de déplacer quelques lignes pour accélérer le tempo d’une information, la décadrer, l’enrichir ou la tester sous forme de ballon d’essai.
L’exercice s’avère beaucoup plus délicat lorsqu’il s’agit de faire entrer les hommes politiques dans la conversation des internautes. Car dans le monde de Facebook, de Twitter ou des blogs, il est requis d’entendre une voix personnelle et non une parole déléguée à des professionnels selon le principe de ventriloquie qui caractérise aujourd’hui la communication politique. Ceux qui la contrefont sont vite démasqués par les internautes. Certes, certains acteurs politiques ont profité de cette exigence d’authenticité pour se libérer du fardeau encombrant de leurs communicants et ont reçu un accueil plutôt favorable, même si souvent tumultueux, des internautes.
Mais il faut cependant observer que cette stratégie d’émancipation est, elle aussi, rattrapée par des logiques communicationnelles. Plutôt que des messages passe-partout et dévitalisés, les jeunes communicants numériques sculptent des phrases vives, décalées et virales. Plutôt que d’encadrer le discours des hommes politiques, ils instrumentent sa réception en organisant des équipes de bénévoles chargées – telle une claque – d’applaudir et de diffuser en temps réel la bonne interprétation des discours de ceux qu’ils soutiennent. Plutôt que de façonner positivement des identités politiques, ils installent des cellules de riposte afin de faire face aux risques de discrédits que le remue-ménage du Web pourrait faire subir à leurs clients. Les logiques du calcul, du buzz et la quête instrumentale de visibilité sont devenues dans la sphère élargie du commentaire politique numérique une nouvelle culture faite de vitesse, d’à-propos cinglant, de storytelling, de tweet clash et de punchline aiguisés.
Tout montre pourtant que ce nouvel espace de la discussion politique, aussi élargi soit-il, reste un entre-soi, qui s’est simplement étendu à ceux des internautes qui disposent d’un fort capital politique et d’un intérêt affirmé pour l’information. Comme l’a souligné l’enquête Mediapolis du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), l’enrichissement de l’information politique sur le Web augmente les ressources de ceux qui sont déjà très informés et dont les choix politiques sont acquis et stables. Mais elle n’a guère d’influence sur les autres.
A très grande vitesse et dans un style plus désinhibé que sur les médias classiques, la twittosphère politique perpétue la compétition que se livrent acteurs politiques, journalistes, professionnels de la communication, et une nouvelle frange d’internautes pour imposer des interprétations dominantes des actions politiques. Les journalistes y participent désormais pleinement. Mais ils auraient tort d’avoir le sentiment de rencontrer par ce biais la France électorale.
Au fond, le rapprochement sur le Web des deux formes d’énonciation du politique est aussi un conflit entre deux conceptions du public. Celle que déploie la communication politique est celle d’un public qu’il faut séduire, influencer et synchroniser afin de produire des effets de visibilité mesurables dans la compétition partisane. Or les formes diffuses, distantes et argumentatives de « politique par le bas » qui s’expriment dans la conversation numérique renvoient à une conception du public affranchi de l’espace partisan et de ses techniques de séduction.*Le Monde-08.05.2013
Dominique Cardon (Sociologue)
Dominique Cardon est l’auteur de La Démocratie Internet (Paris, Seuil, coll. « La République des idées », 2010). Il a édité le n°177 de la revue Réseaux, « Politique des algorithmes » (La Découverte, avril 2013).
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